Mouvement (FR)
Avec Shoals, Taylor Deupree propose un nouvel exercice d’équilibre musical, en plongeant divers instruments issus de la tradition musicale du gamelan dans de fascinants montages de boucles lascives et d’ambiances méditatives. L’incident sonore et la fragmentation des sources donnent ici naissance à une musique ethnique mutante, flottante autant qu’aventureuse.
Voilà trois ans que Taylor Deupree nous faisait languir dans l’attente d’une suite à son splendide Northern. Sans être inintéressants, les courts travaux solo présentés entre-temps, tels que 1am ou Live1:Mapping, manquaient précisément de cette installation dans la durée, de cette musicalité en suspension qui faisaient le charme des fines expériences digitales du mentor du label 12k. C’est en Angleterre, à l’Université d’York, que le New-Yorkais est allé chercher l’inspiration de ce quatrième album solo. Comme souvent, la musique de Taylor Deupree répond à un équilibre précaire, entre des scories de sons, de boucles lascives et d’ambiances confinées et une mélodicité d’ensemble beaucoup plus accessible, presque caressante dans ses douces aspérités. Mais sur Shoals, Deupree semble renoncer, du moins partiellement, aux tentations pop que l’on avait pu déceler sur ses albums précédents. Ici, c’est la collection d’instruments gamelans du centre de recherche de l’université qui fait office de matière première. Percussions métalliques et autres celempung (cithare sur pieds) se trouvent ainsi confrontés aux expériences de captations, aux dysfonctionnements de microphones ou aux boucles telluriques, renforcées par des jeux d’épaississements en multicouches, du musicien américain, qui ne sont pas sans rappeler sa démarche sur le récent vinyle Weather & Worn, où le synthétiseur était pour la première fois totalement absent de son arsenal audio au profit des seules sonorités d’instruments acoustiques.
Concrètement, Taylor Deupree a développé un programme en boucles dans lequel chacune des incidences sonores provoquées ou captées au travers de cette sonothèque exotique venait se greffer, comme aimantées par une force cinétique induisant la structuration des morceaux. Il en ressort un saisissant paysage sonore, décomposé en quatre pièces fantomatiques, dans lesquelles l’approche traditionnelle que l’on peut avoir de ces instruments se retrouve chamboulée par une orchestration d’ensemble télescopant imperfections sonores, manipulations hasardeuses et rythmiques écrasées jusqu’à l’alanguissement. Dans Shoals, la façon classique de jouer ces instruments s’efface devant leur capacité à se faire détourner. Le son, résultant de différentes expériences de frottement ou de tapotement sur leurs surfaces, se délite en des scénarios sonores étirés, sinueux, comme sur ce “Falls Touching Grasses” où les résonances métalliques semblent ballotées par un vent inaudible tandis que la trame du morceau se perd dans un drone hypnotique, conçu à partir de l’utilisation d’un archet électronique. Fragments sonores, craquements en tout genre se retrouvent subitement grossis dans cet étrange parcours flottant, évoquant sans doute une traversée fluviale percluse de bancs de sables (« shoals ») enfouis sous les eaux, et où subsiste, à travers les vapeurs sonores transies, un étrange sentiment paradoxal de cohésion et de détachement.
Laurent Catala